Dans la première partie de cet article, j’avais abordé les caractéristiques fondamentales de la lutte professionnelle. Dans cette deuxième partie, je présente quelques aspects liés à la représentation dans ses récits.
Violence et sang
La violence est évidemment au coeur de la lutte professionnelle, tant dans l’action elle-même que dans les noms des personnages (par exemple, Abdullah the Butcher). D’ordinaire sous contrôle (sauf en cas de blessure ou d’accident), la violence se montre aussi à travers l’intégration du sang dans les récits. Les personnages saignent de deux façons: soit accidentellement (“juicing the hard way”), soit par coupure volontaire (“to blade”). La coupure volontaire constitue la façon la plus commune de saigner. Un personnage, habituellement un lutteur, prend une lame de rasoir (ou autre morceau de lame) et se coupe sur le front, à la base de la chevelure. Cette zone est considérée sécuritaire, car elle ne contient pas d’organe, en plus de recouvrir la boîte crânienne. De plus, l’effet d’une coupure à cet endroit est saisissant, puisque le sang coule sur le visage du personnage (“crimson mask“). Ces coupures volontaires guérissent bien, mais laissent cependant des cicatrices visibles. On pourrait ainsi râper du fromage sur le front de Dusty Rhodes. Il arrive à l’occasion que des personnages ratent leur coupure: trop profonde, elle crée alors un débit de sang plus important que prévu. Une des coupures ratées les plus célèbres fut celle d’Eddie Guerrero, lors du gala Judgement Day 2004 (COEURS SENSIBLES, NE REGARDEZ PAS LA VIDÉO SUIVANTE):
Le recours au sang dans les matchs sert à en monter l’intensité d’un cran (ou de plusieurs, selon le volume de sang). Or le sang possède tant de significations, au plan symbolique, et ce, dans pratiquement toutes les cultures de la planète; dans la lutte professionnelle, il peut signifier des concepts comme le danger, la haine, la justice, la vengeance, etc. Un lutteur qui saigne se retrouve en situation de désavantage: quand un Bon saigne, il devient vulnérable et la foule le soutient davantage. Quand un Méchant saigne, la foule y voit une forme de justice envers un personnage méprisable et elle prend parti pour le Bon. Personnellement, j’apprécie à petites doses le recours au sang dans les matchs. Il doit apparaître seulement s’il ajoute quelque chose au récit, il ne devrait pas être plaqué là juste pour créer un effet spectaculaire. Depuis 2008, la World Wrestling Entertainment (WWE), la plus grande organisation de lutte professionnelle au monde, a beaucoup limité le recours au sang dans ses matchs. La compagnie a alors obtenu une classification TV-PG, ce qui l’oblige à adopter une programmation adaptée à un plus grand public.
Le côté sombre
Plusieurs aspects de la lutte professionnelle me déplaisent, comme son côté machiste souvent beaucoup trop appuyé, de même que ses forts accents racistes. Ainsi, la représentation des femmes et des “étrangers” est dérangeante, voire scandaleuse à bien des niveaux, parce qu’elle renforce des stéréotypes. Ceux-ci changent toutefois selon les contextes géopolitiques propre à l’époque: par exemple, dans les années 1980, pour la WWE, l’Étranger était Russe (Nikolai Volkoff) ou Iranien (The Iron Sheik); dans les années 2000, elle a créé un personnage nommé Muhammad Hassan (qui a disparu des récits à la suite des attentats de Londres, en 2005).
Cette tactique trouve ses origines dans les débuts mêmes de la lutte professionnelle moderne et, si elle est moins présente aujourd’hui, elle se manifeste encore, comme en témoigne le personnage du Bulgare Alexander Rusev (un Méchant, bien sûr). Elle fait dans la provocation facile (“cheap heat”), oui, mais elle a toujours été efficace pour susciter des réactions, justement parce qu’elle emploie des éléments grossiers, provocateurs pour irriter les spectatrices et spectateurs. Ce stratagème n’est cependant pas exclusif à la WWE: dans les organisations de lutte professionnelle japonaises, les “étrangers” sont souvent présentés comme des Méchants.
Quant aux femmes, elles occupent souvent des rôles plus passifs: intervieweuse, présentatrice, gérante, faire-valoir, etc. Nombre d’entre elles luttent, bien sûr, mais elles sont parfois impliquées dans des matchs absolument dégradants, des matchs qu’on ne verrait jamais chez les hommes. Par exemple, la WWE a organisé des matchs “Bra and Panties”; pour remporter la victoire, une des femmes doit déshabiller sa rivale jusqu’à ce qu’elle se retrouve en sous-vêtements.
https://www.youtube.com/watch?v=vkXstgkZWXU
Heureusement, plusieurs lutteuses ont imposé leur talent, leur style et leur personnalité à la lutte professionnelle: Trish Stratus, Lita, Victoria, Gail Kim, Jazz, Beth Phoenix, etc. Elles savent lutter et elles veulent obtenir avec raison une reconnaissance pour leurs accomplissements, pas pour leur simple apparence. J’aime beaucoup de vrais matchs de lutte entre femmes (pas des conneries comme des matchs “Bra and Panties”), parce que, entre autres, elles sont habituellement plus souples que les hommes et elles peuvent ainsi élaborer des séquences uniques, innovatrices.
La dimension sexuelle
La lutte joue donc beaucoup sur la dimension sexuelle, tant de façon très crue que plus subtile. De nombreux personnages portent des noms ou surnoms à caractère sexuel (“Sexual Chocolate” est un des surnoms de Mark Henry, par exemple) et le caractère homoérotique de la lutte est plutôt difficile à nier. Durant le “Attitude Era” (1997-2001), certains personnages féminins agissaient davantage comme des effeuilleuses que comme des lutteuses, afin de mousser les cotes d’écoute. Et ça fonctionnait. Les choses ont changé depuis, l’accent mis sur l’aspect sexuel a été atténué, surtout en raison de la classification TV-PG, mais il n’a pas complètement disparu.
Quelques personnages atypiques apparaissent parfois, comme Chyna, une femme qui a lutté à plusieurs reprises contre des hommes, et Darren Young, qui a ouvertement dévoilé son homosexualité dans un monde très machiste. Ils constituent cependant des exceptions. En outre, généralement, les hommes luttent contre les hommes et les femmes contre les femmes. Les matchs “intergenres” sont plutôt rares et quand il y en a, la violence entre les hommes et les femmes y est “adoucie”, elle s’y exprime avec plus de retenue. Bref, cette dimension sexuelle de la lutte professionnelle pourrait à elle seule engendrer de nombreuses études, mais je la résumerai en disant que la lutte n’hésite pas à utiliser les stéréotypes associés à la sexualité pour construire ses récits, avec des résultats souvent sexistes.
Tout ça n’est que du business…
Ultimement, les décisions sur la construction des récits dans la lutte professionnelle sont prises dans une perspective d’affaires, mais elles véhiculent malgré tout une vision du monde (voire une propagande, diront certains). Dans le cas de la WWE, la vision appartient à l’homme à la tête de cet empire, soit Vincent Kennedy McMahon. Bien sûr, il existe beaucoup d’organisations de lutte professionnelle, avec chacune leur philosophie: par exemple, Combat Zone Wrestling se spécialise dans la lutte dans sa forme la plus brutale et sanglante, alors que l’organisation de Jacques Rougeau se veut davantage une activité familiale, comme l’indique son nom: Le Spectacle Familial Jacques Rougeau). Mais, en fin de compte, la WWE trône sur cet univers, avec des émissions diffusées dans 150 pays et 30 langues. De par ce fait, elle peut propager sa vision, si stéréotypée soit-elle, avec une portée immense dans les différentes régions de la planète.
La suite de ce texte sera publiée ce dimanche.