J’ai grandi sur une ferme située sur la route 108 Est, entre Lennoxville (aujourd’hui un arrondissement de Sherbrooke) et Cookshire (d’aucuns diraient Birchton, mais personne ne connaît ce village, même si l’on y joue au baseball). Une ferme de 143 acres, dont 100 de forêt. Acre française ou anglo-saxonne? Vu l’histoire de mon coin de pays, je dirais anglo-saxonne. Bref. Cette terre fut un paradis pour les enfants, tant elle offrait d’espace pour jouer. Cependant, quand la pluie tombait et que je n’avais pas envie de tremper mes cheveux dans la boue (histoire vraie), je restais à l’intérieur. Je me réfugiais alors dans les bibliothèques de la maison. L’une d’elles conservait une collection de National Geographic qui aurait rendu jalouse la bibliothèque municipale de Lennoxville. C’est pour dire…
Je prenais plaisir à regarder les photos dans les différents exemplaires, car, à l’époque, ma compréhension de l’anglais était aussi limitée que le talent de Hulk Hogan dans un ring. Puis, un jour, en feuilletant l’un des numéros, j’ai vu des photos de la place du Régistan (« place sablonneuse », en persan/fārsi) à Samarcande, en Ouzbékistan. Et j’ai été ébloui. Je n’avais jamais rien vu de tel. Son architecture me fascinait. Ces dômes bleus… ces couleurs contrastées… ces motifs complexes… ces images m’ont hanté pendant des années. Ainsi, en 2016, quand vint le moment de choisir une destination pour mes vacances, je n’ai pas hésité. Ouzbékistan. Pour mon anniversaire.
Quelques années plus tard…
Le 23 octobre 2016, j’ai posé le pied à Samarcande. J’ai attendu la fin de l’après-midi pour me rendre à la place du Régistan, parce que je voulais profiter du coucher de soleil pour me livrer à des excès photographiques. On m’a demandé 21 350 soms ou 7 $ US (environ 9,39 $ CAN) pour entrer sur la place, droit de photographier inclus. Le préposé au guichet préférait les dollars US. J’ai donc payé. Je suis entré. J’y étais. Enfin.
Un gardien m’a aussitôt demandé 15 $ US (environ 20,20 $ CAN) pour me faire monter dans un des minarets de la médersa Ulugh Beg, même si c’est théoriquement interdit. Je lui ai répondu que j’y penserais. J’ai ensuite commencé à me promener sur la place. Il me suivait de loin. Alors que je contemplais la médersa Cher-Dor, il m’a approché, l’oeil interrogateur. Je lui ai signifié d’un regard subtil que je n’étais pas intéressé par son offre. Il a eu l’air déçu, mais il m’a laissé tranquille. Je tenais à vivre ce moment à ma façon: seul, en savourant le rêve, en goûtant les émotions fortes qui m’électrisaient, en écoutant quelques-uns des albums qui ont le plus marqué ma vie. Comme le classique Eternity (1996) d’Anathema. Un moment de totale harmonie. J’éprouvais de la difficulté à croire que j’étais vraiment là-bas. J’étais tellement dissous dans l’instant que je me sentais comme dans une séance de méditation. Quand j’ai émergé, j’étais serein. J’ai alors pu explorer chacune des médersas, l’esprit apaisé. Plus tard, j’ai même aperçu un enfant au sommet dudit minaret. Mais je doute qu’il ait payé, lui.
La place elle-même, maintenant. Ancienne place publique, elle servait notamment de lieu pour les proclamations royales et les exécutions. Elle comprend trois médersas: Ulugh Beg, Tilla-Qari et Cher-Dor. Ulugh Beg et Cher-Dor se font face, comme si elles se livraient à un duel intemporel, dans le style Flair/Steamboat en 1989. Elles ne sont toutefois plus utilisées pour l’enseignement du Coran, elles accueillent aujourd’hui des vendeurs de souvenirs. Les mêmes souvenirs d’un vendeur à l’autre, d’ailleurs. N’empêche. On peut imaginer l’effervescence qui devait régner dans les cours intérieures de chaque médersa, jadis. Mieux encore, les motifs sur les minarets, les portails (« pishtaks ») et les murs excitent la curiosité, tant par leurs couleurs que par leur complexité. Il serait facile de passer des heures à les examiner. En outre, la taille même des médersas coupe le souffle; regardez les gens sur les photos pour en saisir la grandeur. Enfin, l’histoire de la place s’étire sur une longue période, marquée par la construction de chacune de ses médersas. Petit aperçu.
Ulugh Beg
La plus vieille et la plus grande médersa de la place est aussi l’une des plus grandes d’Asie centrale. Elle a été construite entre 1417 et 1420 sous les ordres du célèbre astronome Ulugh Beg, petit-fils de Tamerlan. Ulugh Beg préférait investir dans la connaissance plutôt que dans la conquête militaire. Pas un mauvais choix. Il y aurait enseigné, en plus. On peut également y voir les cellules des élèves et des iwans (définition Wikipedia: « un vaste porche voûté ouvert sur une façade rectangulaire par un grand arc en tiers-point dit arc persan »). Un édifice impressionnant.
Tilla-Qari
La plus petite des trois médersas possède quand même son charme. Érigée entre 1646 et 1660 par le souverain Yalangtush Bakhodur, elle comptait la mosquée la plus importante de la ville. Son mihrab (c’est-à-dire la niche qui indique la direction de La Mecque) est renversant. On peut par ailleurs y découvrir des documents (comme des photos) et artefacts expliquant l’histoire de la place. À noter que les cellules des élèves trônent sur la façade extérieure et non dans la cour intérieure, comme c’est le cas pour les deux autres médersas. Tilla-Qari signifie « Couverte d’or ».
Cher-Dor
La médersa Cher-Dor a été construite entre 1619 et 1636 par Yalangtush Bakhodur. Elle est ma préférée des trois, grâce à ses irrésistibles dômes et motifs. Aussi, son pishtak présente des éléments rares comme des tigres et des disques solaires à visage humain; rares, car, apparemment, l’islam découragerait les représentations d’êtres vivants sur les édifices religieux. Mais bon, cet écart rend la médersa encore plus captivante, à mon avis. Lors de mon passage, j’ai noté qu’elle recevait de plein fouet les rayons du soleil couchant, saturant ainsi ses couleurs déjà remarquables. De toute beauté.
Il y a plus
À l’extérieur des limites de la place se trouvent le mausolée des Chaybanides et l’ancien dôme des marchands Chorsu. Ils m’ont semblé négligés par les foules, qui n’en ont que pour les médersas. Je peux les comprendre. Je n’ai moi non plus visité ni le dôme, ni le mausolée.
Enfin, une plateforme a été aménagée face à la place, afin de permettre aux visiteurs d’y prendre des photos. Et les quidams ne se gênent pas: les séances photo, et pas juste celles de jeunes mariés, s’y succèdent en un flot aussi continu qu’un soliloque de Ron Fournier. J’ai dû jouer du coude pour immortaliser les médersas, tant la plateforme est victime de son succès.
Plusieurs visites pour plus de fun
L’apparence de la place du Régistan change selon la luminosité ambiante: certaines couleurs ressortent davantage sous la caresse des rayons du soleil, comme mentionné ci-haut. Ça vaut donc le coup de s’y rendre plusieurs fois dans une même journée, histoire d’apprécier ces changements. Le soir, la place est illuminée par de nombreux spots. Le site est alors fermé, mais j’imagine qu’il est possible de s’y glisser quand même. Je ne l’encourage pas, mais plusieurs pourraient aimer jouer au rebelle.
Un rêve réalisé
Alors voilà. La place du Régistan. Un rêve d’enfant maintenant réalisé. Et malgré les décennies d’attentes, malgré l’anticipation exacerbée par cette attente, je n’ai pas été déçu. Au contraire. La place est l’une des réalisations humaines les plus extraordinaires que j’ai vues. Cette visite a valu mon voyage en Ouzbékistan à elle seule. Si je n’avais qu’une seule recommandation à formuler pour ce pays, je choisirais la place du Régistan. Une des merveilles oubliées du monde.
Exactement cette place fait aussi partie de mes fantasmes découvert dans National Geographic. Alors peut-être moi aussi aurais-je l’occasion de la voir de mes propres yeux dans quelques décennies.
Ces couleurs et ces motifs sont magnifiques. Une réalisation humaine impressionnante, il y a énormément de détails. C’est un régal pour les yeux.
Je te le souhaite… à te lire, je sens que tu adorerais toi aussi. Merci pour ton commentaire, Estelle.
Waouh, cela a l’air vraiment magique! Bien contente que tu aies pu réaliser ton rêve d’enfant, même des années plus tard!
Merci pour ton commentaire, Lucie! Oui, c’est un endroit magique, je n’ai pas été déçu, malgré mes énormes attentes.
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